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Rom joua le jeu, fit mine de réfléchir. Vera-Hella ou celle qui voyait par ses yeux le guettait avec une implacable avidité.

— Alors, Rom Kazan ?

Il se sentait mieux qu'il ne l'avait jamais été depuis son arrivée sur Ruda : il ne vivait que pour se battre contre les démons.

— Je choisis la séraphine. J'adore les séraphines !

— Tu l'auras !

La stratégie de Rom était toujours la même : désarmer l'adversaire en lui laissant croire qu'il avait renoncé à la lutte.

— Tu me laisseras sortir d'ici, maintenant ?

— Non, dit-elle, pas encore. Je veux une preuve de ta bonne foi.

Rom feignit la surprise.

— Il t'en faut une ?

— Nous sommes de vieux ennemis.

Il lui caressa les cheveux.

— J'écoute.

Il faisait le plus sale métier de l'univers.

— Ma première idée était de te garder ici pour t'observer, dit-elle. Mais tu es trop fort à ce jeu, cher exorciste. La seconde de te hanter. C'est là que tu voulais m'amener ? Tu as plus de ressources que tu veux bien le dire. Tu m'as peut-être préparé un piège dans ta tête ?

« J'aurais aimé le faire si c'était possible », pensa Rom.

— Tu as eu une troisième idée ?

— À l'instant. Karas Warda part bientôt pour inspecter le front sur Zelazna Zaïa. Je ne comptais pas le suivre, car j'ai mieux à faire sur Ruda. Mais j'ai changé d'avis. J'irai. Tu me suivras. Et en attendant, tu vas t'engager dans un commando de chasseurs d'âmes !

— Bien, dit Rom. Je vais m'engager. Je ne vois pas comment ça peut prouver ma bonne foi, mais je t'obéirai.

 

Rom comparut devant un aréopage d'officiers et de médecins S.Sols. D'être le protégé de la Seigneurine lui attirait plus d'hostilité que de sympathie de la part de ces hommes, murés dans une idéologie farouche. Parmi eux, se trouvait un jeune meneur d'escadron qui considérait l'exorciste avec un mélange de mépris et de dégoût.

— Sais-tu ce que sont les chasseurs d'âmes, civil ?

— À une certaine époque, j'ai été moi-même une sorte de chasseur d'âmes.

— Réponse imbécile, dit la femme, à peine plus âgée, qui présidait, avec le grade de sous-meneuse de légion. Tu es donc un imbécile, R. Kazan. Et un étranger, en plus !

L'examen avait pour cadre une haute salle de pierre, une sorte de crypte sur-éclairée dans les souterrains du Château. En face de Rom, trois hommes et une femme en uniforme rouge sang à parements noirs. Un lumiduc placé au-dessus du candidat l'inondait de lumière solaire, créant une illusion de jour.

Il se pliait à cette formalité pour inspirer confiance à la démone et aussi pour assurer la sécurité de Nora. Le Gnome lui avait dit : « Quand tu seras chez les chasseurs, ta Yakine n'aura plus besoin de ma protection. La tienne lui suffira ! »

Debout face au quatuor écarlate, il ne réagit pas à l'insulte. Un des officiers posa enfin une vraie question :

— Qu'est-ce que tu veux ?

— L'éternité, répondit Rom par jeu.

Un double éclat de rire salua cette affirmation présomptueuse. Mais ni la femme ni le chef d'escadron n'avaient ri. L'interrogatoire recommença. Rom avait convenu avec Vera-Hella de quelques points précis et il n'hésita pas. On lui commanda de se déshabiller.

Il obéit sans même grimacer, malgré la température glaciale de la crypte. La présidente fit apporter un vieux rasoir à manche, une timbale d'eau froide et un morceau de savon noir qu'un prisonnier déposa par terre.

— Tu vas raser tout de suite cette immonde barbe de Yakin. Tu as aussi une curieuse cicatrice au ventre…

Elle se leva, prit un poignard à sa ceinture, s'approcha de Rom en tâtant le fil de la lame, piqua la balafre, descendit en la suivant jusqu'à la toison pubienne, puis enfonça la pointe du poignard.

Rom sentit l'acier lui percer la peau à un endroit très sensible.

Se couper la barbe et se raser à l'eau froide fut long et difficile. Il y réussit tant bien que mal. Entre-temps, le même prisonnier aux joues percées et aux doigts déformés avait emporté ses vêtements et l'aréopage des examinateurs s'était dispersé. Rom restait seul dans la crypte, nu, le visage écorché, les mains tremblantes de l'effort qu'il avait accompli pour ne pas se déchirer la peau.

Il attendit une heure qu'on lui apporte une sorte de treillis grisâtre, taché de brun, avec des sous-vêtements en loques.

Plus tard, il fut intégré à un petit groupe de recrues et conduit à un centre d'entraînement proche du Château. Un S.Sol lui remit un mot de Justin le Gnome. « Tu es des nôtres, maintenant, exorciste. Je m'occupe de ta Yakine. À bientôt sur Zaïa… Justin T. »

Le premier jour, on lui rasa le crâne.

Vera-Hella vint le visiter pendant qu'il grattait la terre à la recherche de petits arachnides velus qui constituaient la seule nourriture des engagés. À côté du camp, sans la moindre séparation, un verger étalait ses fruits dorés. De temps en temps, des séraphines venaient tenter les hommes avec du pain, du miel, du beurre…

Un S.Sol rouge veillait, le lance-rayon sous le bras. Ceux qui cédaient une fois à la tentation étaient enterrés jusqu'à la ceinture, les mains attachés à des piquets, en compagnie des animalisés du jardin qui venaient jouer, les chatouiller, les griffer, les mordiller.

En cas de récidive, ils étaient immergés jusqu'aux épaules dans une sorte de cloaque, qu'on faisait piétiner par des animalisés pour les asperger. La moitié des punis mouraient étouffés.

La Seigneurine poussa Rom devant elle avec son trident pendant que l'officier de service lui faisait l'honneur du cloaque. Une dizaine d'animalisés dansaient dans le purin autour de trois prisonniers.

Vera-Hella se boucha le nez et se retourna vers Rom.

— Demain, décida-t-elle, vous épousez demain la séraphine May.

 

Tous les engagés du commando étaient censés avoir un entraînement militaire. On exerçait surtout leur force d'âme, leur discipline, leur insensibilité. Pendant les dix journées qu'il passa au camp, Rom fut témoin d'actes bestiaux et barbares. Il ne put toujours se cantonner au rôle de témoin et dut accomplir des gestes qu'il préféra oublier aussitôt pour préserver sa santé mentale.

 

Les officiers S.Sols refusèrent d'accorder la permission de mariage. Rom dut attendre d'avoir fini son stage et reçut un uniforme rouge de chasseur d'âmes pour épouser la séraphine May.

La cérémonie eut lieu autour d'un kiosque de culte solaire, dans le jardin du Château impérial. Vera-Hella s'était occupée des invitations. Rom n'avait jamais vu sa fiancée : cela faisait partie du rituel. La plupart des invités étaient masqués, même le Gnome, qui n'espérait tromper personne. Rom reconnut la jeune femme au loup vert qui lui donnait la main : c'était Nora.

La Yakine semblait accepter la protection du pire ennemi des siens. Elle calculait sans doute un moyen de l'assassiner et il ne pouvait pas ne pas l'avoir deviné. Jusqu'où irait-elle pour lui inspirer confiance ? « Aussi loin que moi avec la démone ? »

L'exorciste identifia aussi la silhouette mince et athlétique du meneur supérieur Ennis Russel. Puis la fiancée arriva, vêtue d'une longue robe noire ornée de soleils. Rom s'avança. Il avait son casque et un brassard noir à sa veste d'uniforme. Elle lui fit un petit salut de la main. Comme il voulait s'approcher davantage, deux séraphines en robe blanche l'arrêtèrent de la pointe de leur trident.

May était belle, mince, brune, les yeux bleus comme Nora. Vera-Hella avait sans doute choisi la fiancée à cause de cette ressemblance, par dérision peut-être.

La cérémonie eut lieu sous la lumière zénithale. Un miroir circulaire de trois mètres de diamètre, monté sur pivot, reflétait le Soleil en atténuant son éclat, de sorte qu'on pouvait le regarder quelques secondes sans être trop ébloui. Le miroir tournait et les invités dansaient une lente ronde piétinante en criant chaque fois que le reflet du Soleil passait sous leurs yeux. Technique hypnotique.

La démone voulait-elle profiter des circonstances pour le sonder en profondeur ? Il vérifia ses défenses mentales. Elle s'énerverait à essayer de les percer : il visait aussi à la fatiguer.

Vera-Hella devait être là, mais bien déguisée. Il céda à l'hypnose, volontairement, pour voir si la démone profiterait de son état. Sans transition, il fut de retour au camp d'entraînement.

Les engagés n'avaient pas avalé la moindre nourriture depuis deux jours et demi. On leur jeta des quartiers de viande grouillant de vers : une mousse blanche palpitait sur le rouge noir de la viande.

— De la barbaque pour cochons. Criez : « On est des cochons ! »

Aucun des hommes n'avait assez faim pour toucher à cette horreur et ils étaient trop occupés à lutter contre la nausée. Mais ils savaient que sans nourriture, ils ne tiendraient pas longtemps : un exercice de nuit était prévu, les traînards auraient les pieds percés à coups de trident et seraient livrés aux animalisés porcs.

Ils crièrent tous : « On est des cochons, des cochons ! » Mais aucun ne se décidait à prendre la viande bourgeonnante.

— Des animalisés n'hésiteraient pas, dit un camarade de Rom.

— Alors, ça prouve qu'on est encore humains.

— Pas pour longtemps. Tu vas voir !

Une jeune fille ensanglantée fut traînée par des anciens du commando et jetée au milieu des recrues. Aucune cicatrice : ce n'était pas une Yakine. Les anciens rigolaient.

— Bouffez-en, elle est de bonne race !

La fille hurlait. Les hommes demandèrent ce qu'elle avait fait. Les yeux de certains s'allumaient déjà.

— C'est une putain. Et elle a essayé de voler un officier.

Le plus jeune du groupe tira son couteau de sa ceinture et se retourna vers ses compagnons :

« Oui ? » Un autre demanda au sous-meneur de section qui observait la scène d'un air blasé :

— Est-ce qu'on a le droit de faire cuire la… la viande ?

L'homme se frotta les mains.

— À une seule condition : vous faites griller la bête vivante !

La prisonnière poussa un cri de folle. Dans quelques minutes, elle serait tout à fait folle. « Non, non ! » fit Rom. Ce qui s'était passé après, il avait voulu l'effacer de sa mémoire. Mais l'hypnose ramenait à la surface l'intolérable souvenir.

Et il se retrouva en train de danser la ronde avec les fêtards masqués. Un changement de position s'était fait sans qu'il s'en aperçoive. Nora se tenait près de lui. Elle le regardait et ses yeux brillaient étrangement sous son loup.

Tout à coup, Rom se souvint : il n'avait pas participé au dépeçage de la jeune prisonnière. (Il avait fait semblant… N'était-ce pas déjà trop ?) En tout cas, il n'avait pas consommé de chair humaine. Il avait tenu le coup à l'exercice de nuit par un effort extrême de volonté.

Mais la démone avait essayé de fausser ses souvenirs. Elle s'était donc glissée dans son esprit un instant, à la faveur de la danse hypnotique. Elle avait failli réussir.

Il considéra qu'il avait remporté une toute petite victoire. Amère victoire : il n'avait pris aucune part au rite cannibale, mais il en avait été spectateur, acteur même quoique passif. Il avait voulu effacer ce souvenir pour échapper à ses remords. La démone venait de lui rendre le remords et la honte. Un partout.

C'est à ce moment-là qu'il crut apercevoir Shao en train de se faufiler dans un bosquet de tamaris, à trente pas du bal. Un fantôme de séquence, ça existait… Mais c'était peut-être encore un effet de la danse hypnotique. Il n'en tint pas compte.

Le bal s'arrêta. Vera-Hella tomba son masque et la coiffure à plumes sous laquelle elle dissimulait son opulente chevelure, puis elle découvrit sa ceinture de peau humaine. Elle prit Rom par le bras, tandis que le Gnome se plaçait de l'autre côté de l'exorciste. Deux séraphines entouraient May.

Les deux groupes avancèrent l'un vers l'autre. Le meneur supérieur Ennis Russel, revêtu d'une cape d'or, se plaça entre eux. Rom comprit que l'officier S.Sol était aussi un prêtre du Soleil. Il prit le poignet droit de Rom et le poignet gauche de May, les entailla avec un petit scalpel. Les fiancés levèrent le bras, accolèrent leurs blessures, tandis que Russel récitait quelques versets emphatiques. L'échange de sang opéré, le S.Sol conclut en moderne rudan :

— May, Roman, vous voici unis pour l'éternité dans la loi de la Lumière. À votre mort au plus tard, vous irez ensemble au cœur du Soleil et rien ne pourra vous séparer…

Il renversa la tête, tendit les deux mains vers le ciel.

— Attention, un éclair aksien va jaillir du Soleil et transcrire vos matrices spirituelles ensemble. Et vous revivrez ensemble dans l'autre monde. Fermez tous les yeux. Attention !

Rom baissa les paupières. Trucage, miracle de la foi ou quoi d'autre ? La lueur fut si vive qu'il porta la main à ses yeux, d'instinct. Des rires et des chants montèrent. Il sentit dans la sienne une longue main froide. La main de son épouse pour l'éternité.

La fête se déplaça dans les jardins. Un cavalier entouré de gardes S.Sols surgit au galop, pila face au groupe des mariés, sauta à terre. Un murmure s'enfla. Les officiers, même déguisés, se figèrent au garde-à-vous. Vera-Hella et le Gnome marchèrent à la rencontre du cavalier. Rom avait vu assez de portraits de Karas Warda pour reconnaître le dictateur : l'homme que la démone avait choisi pour jeter la fureur et la terreur sur Zelazna Ruda.

Un personnage assez insignifiant. Plutôt petit, visage osseux, nez relevé, teint rose, une houppe de cheveux très noirs sur son front dégarni. Sanglé dans un costume blanc, qui semblait trop étroit. Rom eut la gorge serrée… Une sorte de déception. Ce n'était donc que ça, le monstrueux tyran qui défiait Temen et l'univers entier ?

Karas Warda le repéra d'un coup d'œil et s'approcha de lui. Rom salua, très raide. Le dictateur eut un petit geste de la main.

— Kazan ? Tu es un ancien exorciste, comme mon ami Justin Tedder ? Je voulais te voir plus tôt, mais je n'ai pas eu le temps, avec cette foutue guerre de Zaïa. Nous allons accomplir de grandes choses ensemble… Ah, une question. Les deux sirènes de Temen m'ont toujours intrigué. Quel est leur sens… symbolique ?

Question piège, peut-être. Rom dut chercher quelques secondes. L'arcane brûlé avait creusé d'immenses vides dans sa mémoire.

— Naella symbolise le temps et Naïa la vie. Elles s'engendrent l'une l'autre et luttent, enlacées, éternellement.

Karas Warda renifla et donna un petit coup de tête en arrière comme pour priser. En même temps, il battit des paupières. Il l'avait déjà fait une fois. Un tic ridicule pour le maître du monde. Il ricana :

— Les Téménites sont de bonne race, mais ils confondent la mer et le Soleil et ils se prennent pour des poissons. Ha, ha ! nous vous ferons tomber les écailles des yeux, ha, ha, ha ! Vos femmes sont belles. Un jour, nous irons à Temen nous fournir en putains et peut-être même en femelles de reproduction, ha, ha !

Il saisit la bride de son cheval, un étalon noir qu'un officier avait ramené, et toisa une dernière fois Rom.

— Le rouge vous va bien au teint et vos nageoires commencent à tomber, ha, ha ! Tous mes vœux !

Shao se tenait à côté du cheval au moment où le dictateur bondit en selle. Rom détourna la tête. Difficile d'ignorer un fantôme de séquence lorsque c'est la créature qu'on a le plus aimée.

— Et maintenant, la consommation des noces ! cria le Gnome en levant au ciel sa prothèse étincelante. J'ai tout organisé.

— Pour ce qui est du voyage, dit Vera-Hella, tout bon Rudan ne peut avoir aujourd'hui qu'une seule destination : Zelazna Zaïa !

Les jeunes mariés furent conduits par la troupe à une haute maison de bois sur une colline hérissée de sapins. Une harde de cerfs s'enfuit à l'approche des humains. Le temps se couvrait. Des nuages formaient une guirlande noire autour du Soleil. Des invités les montraient du doigt en s'interrogeant sur le sens du présage.

Un coup de vent amena les premières gouttes de pluie et tout le monde se mit à courir vers la maison. May n'avait pas lâché la main de Rom. Justin traînait Nora. Un repas était servi dans la grande salle du rez-de-chaussée. Des animalisés accroupis servaient de sièges et de tréteaux aux tables. Une odeur étrange flottait dans la pièce.

Des coupes alignées sur la table contenaient du sang frais que les invités allaient boire en guise d'apéritif.

Du sang humain ? Les époux n'avaient le droit de se restaurer qu'après la consommation publique des noces. Les séraphines les entraînèrent aux étages, Justin et Nora dans la foulée. En haut de l'escalier, le Gnome se retourna vers l'assistance :

— La Yakine et moi allons profiter de l'occasion pour consommer aussi… Qui m'aime me suive !

May et Rom furent poussés dans une chambre-salle de bains. La vaste baignoire qui s'enfonçait sous le plancher pouvait elle-même servir de lit, avec un matelas de mousse flottant. Des faces attentives et hilares se montraient déjà aux hublots.

Rom arracha son casque. Il n'appréciait qu'à moitié d'être l'objet du spectacle, mais le stage des chasseurs avait fait plus qu'entamer sa délicatesse de Téménite. Et il avait subi des épreuves bien pires que de faire l'amour avec la jolie séraphine qu'il venait d'épouser.

Il avait été marié plusieurs fois, au hasard de ses missions. Jamais comme celle-ci, il n'avait eu le sentiment d'une parodie destinée à servir les desseins d'un démon ou d'une démone. Encore un guet-apens ? Il ne pouvait compter que sur une sorte de judo mental visant à retourner la force de l'adversaire contre lui. Il excellait à cette technique, mais il en connaissait les limites.

May sortit deux ou trois flacons d'un minuscule sac dissimulé sous sa robe. Il lut sur ses lèvres : « Viens… » Condamnée au silence comme toutes ses sœurs, soit qu'elle n'eût plus de cordes vocales, soit que sa bouche fût scellée par le vœu de silence, elle le regardait avec de vifs mouvements des prunelles, agrandissant et rétrécissant les yeux très vite… Et ses doigts jouaient devant lui tandis qu'elle commençait à le déshabiller. Elle promena les mains sur sa tête rasée. Il devina qu'elle essayait de lui dire quelque chose. Les séraphines développaient entre elles un langage muet, qu'il ignorait, bien sûr. Il reconnut l'interrogation : les yeux écarquillés, les lèvres entrouvertes. Un mouvement de recul du buste appuyait la mimique. Il inclina la tête à tout hasard.

Il était nu maintenant devant la baignoire. Elle n'eut pas besoin de longues caresses pour éveiller son désir. Elle riait silencieusement en l'excitant.

Rom sourit de voir ses traits et son regard illuminés par la joie. Elle avait le visage même du bonheur. Il commença à s'inquiéter.

Il l'aida à ôter sa longue robe encombrante. Mais ce qu'elle portait dessous n'était guère encombrant. Ha, ha, ha ! la petite sainte du palais impérial : ses sous-vêtements blancs sous sa robe noire, troués de dentelle transparente, offraient ce qu'ils étaient censés cacher. Nue, elle lui échappa, se vida un flacon sur la poitrine et les épaules. Rom entendit chuchoter de l'autre côté de la cloison.

Il crut distinguer un visage à un hublot : la guette-agile. Il la voyait partout.

Pourtant, il reconnut une expression familière sur son mince visage. Les narines pincées, la bouche en cul-de-poule et les sourcils froncés : danger. Il se retourna à l'instant où May levait son poignard. La lame vola vers sa poitrine. Il lança le petit cri contre les démons, qui troubla May deux ou trois secondes.

Il devina : elle voulait le tuer d'abord, puis se suicider pour l'entraîner dans l'autre monde qu'on leur avait promis à la cérémonie.

Elle avait choisi la mort et le voyage définitif au cœur du Soleil.

Il lui prit le poignet, essaya de le tordre pour lui arracher son arme. Mais elle était nerveuse, plutôt mieux entraînée que lui, en tant que garde du corps de la Seigneurine.

Elle fuyait son regard par crainte de subir sa fascination. Une feinte, elle lui échappa. Elle brandissait toujours son arme.

Il cria une seconde fois, toujours le petit cri. C'était une imitation du chant d'un enfant marin de Temen appelant dans les ténèbres. Peut-être plus terrible pour une femme que pour un homme.

Seulement quelques notes, mais assez pour arrêter quelquefois un démon sensible.

Foi et doute, May chancela. Il l'attaqua pour la désarmer. Le poignard lui échappa. Elle essaya d'étrangler Rom. Elle croyait qu'il avait accepté de mourir avec elle et, maintenant, elle le haïssait. Elle se battait avec toute la férocité qu'on lui avait apprise.

Son corps huilé était si lisse que Rom n'avait aucune prise. Il glissa sur une flaque grasse, il s'étala et son crâne nu porta légèrement contre le rebord de la baignoire, vingt centimètres au-dessous du plancher.

Il s'assomma un peu, perdit quelques secondes pour se relever et May eut le temps de ramasser le poignard. Les spectateurs avaient poussé la porte et se pressaient sur le seuil.

Rom aperçut Justin et Nora parmi eux. Le Gnome avait parié sur lui, Nora encourageait la séraphine.

L'exorciste fit trébucher sa jeune épouse d'un coup de pied au genou. Elle tomba contre lui en le frappant. Il sentit une douleur fulgurante tout en haut du bras droit. Blessure profonde, pas très grave, mais paralysante. May s'était tordu la cheville ou le genou. Elle avait encore son couteau.

En s'appuyant sur la main gauche, Rom se releva. Il évita de justesse un coup le visant au ventre et atteignit May d'un crochet gauche en pleine face. Au dernier moment, il avait retenu son bras.

Le coup la fit chanceler et lui donna le temps de reculer.

Une seconde plus tôt, une rafale de vent avait ouvert la fenêtre de la chambre. Il s'adossa au rebord, tourna la tête. Quatrième, cinquième étage ? Le sol était à près de quinze mètres au-dessous. Il repéra un balcon à l'étage inférieur, sur sa gauche, assez loin.

— Saute ! cria Nora.

Le Gnome serra les poings.

— Tiens bon, elle est fatiguée.

La séraphine ne semblait pas si fatiguée. Elle guettait Rom pour lui planter son poignard dans le cœur à coup sûr.